
A minuit déjà le jour recommence et dans la nuit humide, des rêves fermentent et transgressent l’espoir de la misère aveugle des enfants. Des torrents d’images invisibles, y compris pour celles et ceux qui les côtoient dans le bidonville, dévalent leur précipice de vie et dessinent les falaises du temps qui s’échappent entre leurs mains innocentes.
Les eaux crépitent sous l’écume du canal puant en ce matin tiède. Jour et nuit, en un seul tour de terre, vie et mort dans une escapade fiévreuse à la rencontre de quelques passants. Des millions de regards se sont livrés sur l’autel d’enfants comme eux. Au bonheur et à l’amertume de drôles de sensations, le monde poursuit sa route du travail et des vacances, dans sa tranquille indifférence, dans sa confiante apathie que le sort de millions de jeunes êtres meurtris, cabossés, écrasés par la vie au sortir du couffin ne sauraient déranger.
Pourquoi donc la terre nantie baisse-t-elle les yeux devant la muraille recouverte de tous ces papiers-peints couleurs de sang ? Tous ces enfants là, cacheraient-ils les souffrances de leur propre cœur douloureux, drapés de leurs sourires légendaires ? Tous ces enfants là, seraient-ils l’expression d’un miroir oublié, un miroir accroché au mur de la souffrance humaine, un miroir qui trahirait les formes sombres de leur propre visage d’enfant, le visage-miroir de leur misère, de leur propre cœur, le visage-miroir de la douleur, de leur propre corps altéré par le temps de millions et de millions de vies ?
Les lampes allumées en plein jour effacent l’imprévisible espoir du silence quotidien de ces enfants martyrisés. Ils n’entendent ni la jeunesse du vent qui frappe à leurs volets fermés, ni ne voient les lames cruelles de la mousson infecter le plan d’eau chahuté de leur bidonville.
Aujourd’hui, ils chantent les bonjours hypocrites de rencontres futiles. Des femmes et des hommes en queue-de-pie humanitaire, comme un habit de circonstance que l’on jetterait aussi vite qu’on se serait vêtu pour une funeste circonstance, sont venus jeter leurs yeux voyeurs sur leur pauvreté. Ces gens là, ils leur ont parlé de la confiance en la vie, sans même ravaler leur morale de nantis ; puis ils sont partis, la mine héroïque, jouissant des grandeurs de leur cœur offert sur un autel de charité, l’espace d’une visite courtoise, juste le temps d’abandonner aux enfants quelques roupies et quelques bonbons. Dans les profondeurs de l’éveil éteint de ces grands voyageurs du bonheur illusoire, la solitude des enfants aux larges sourires se relève ainsi, presque chaque jour, pour nous rappeler les terribles loisirs de ces rencontres inutiles.
De fragiles épaules s’enfoncent dans le gris de leur rue et leur tiroir à mémoire se referme dans l’amour des rêves qu’ils cultivent tous les jours. Ce piège obscur des espoirs les plus futiles reproduit les contours d’un tombeau éloigné de ses cendres.
Mais ces enfants là ne veulent pas mourir, ils veulent seulement quitter leur rue lépreuse ; ils ne souhaitent plus travailler dans l’usine à poussière qui assure un pain gris quotidien, pour eux-mêmes, pour leurs parents, pour leurs soeurs, pour leurs frères encore si petits, bien trop tendres et trop fragiles pour intéresser l’avidité d’un commerçant rapace ou d’un entrepreneur vorace !
Les yeux de ces enfants là sont clairs de lumière et leurs mains ont des allures magiques. Ils tourbillonnent dans la poussière et rendent leur rue toujours vivante. Leurs lèvres emplies de leur sourire ne se livrent pas aux silences des dangers qui les guettent au fond de leur vie de misère.
Avant de les croiser dans le bidonville je cachais en moi d’indicibles trésors. Aux premiers éclats de leurs rires j’ai senti comme un fil qui nous unissait. C’est peut-être le symbole d’une parenté qui lie chacun de nous à l’humanité. Si le sens de cet empressement prend racine dans l’amour des enfants, alors je suis partant pour traverser des océans, au mépris des frontières et de toutes les barrières qui viendraient à nier cette parenté.
Matishamala
Photo Ecoles de la Terre : Rana Chakraborty
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